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Un morceau de bar sur lit de roquette, ça vous dit?

Des entrepreneurs albertains rentabilisent l’élevage de poissons et la culture de légumes dans un écosystème bien équilibré
Par
Kate Jaimet
Établissement(s)
Lethbridge College
Province(s)
Alberta
Sujet(s)
Écologie
Une assiette de filet de bar cuit sur un lit de roquette et couscous

Nick Savidov était sceptique lorsque son ami et collègue chercheur du gouvernement albertain Eric Hutchings lui a proposé de se joindre à un projet de recherche qui combinait l’élevage de poissons et la culture de légumes dans un système « d’aquaponie ».

Dans un tel système, l’eau des bassins passe par une série de filtres pour se déverser dans des cuves de culture hydroponique de légumes, puis retourne aux bassins : un véritable circuit en boucle fermée. Les excréments des poissons sont filtrés et décomposés en nutriments hydrosolubles, qui sont ensuite réintégrés dans l’eau comme engrais pour les plants. De son côté, le système racinaire des plants nettoie l’eau pour les poissons.

Voilà un modèle de production alimentaire durable qui réutilise l’eau et les déchets en s’inspirant de la nature plutôt que de recourir à des produits chimiques synthétiques. Mais au début des années 2000, personne ne l’avait encore mis à l’essai au Canada.

Il y a 17 ans de cela, Nick Savidov se souvient d’avoir dit à son ami « qu’en tant que spécialiste en physiologie végétale, il ne croyait pas que l’aquaponie était viable. »

Mais l’avenir lui a prouvé le contraire.

Sceptique, Nick Savidov est devenu un pionnier reconnu de l’industrie naissante – et florissante – de l’aquaponie en Alberta.

« Ce projet a eu un effet remarquable, notamment la création de [plusieurs] entreprises », souligne-t-il au sujet du projet de recherche initial. Mené de 2002 à 2011, ce programme a été le fruit d’une collaboration entre le gouvernement de l’Alberta et le Centre d’excellence en d’aquaculture du Collège de Lethbridge.

En Alberta, on compte maintenant plusieurs petits producteurs maison, une demi-douzaine de moyennes entreprises et une grande installation dans le domaine aquaponique, l’entreprise Current Prairie Fishermen, qui devrait être la plus importante ferme aquaponique au Canada lorsqu’elle entrera en pleine production.

« L’Alberta renferme probablement le plus grand nombre d’entreprises d’aquaponie par habitant. Il y en a plus que dans tout le reste des Prairies », précise Nick Savidov.

Le secteur privé adopte le concept

L’un des premiers entrepreneurs albertains à adopter ce concept a été Paul Shumlich, cofondateur de Deepwater Farms, une société établie à Calgary. En 2014, alors un jeune étudiant de 22 ans, il cherchait un projet dans lequel canaliser son énergie entrepreneuriale.

« Je voulais lancer une initiative durable et écologique, qui serait profitable financièrement, mais aussi pour la société. Dans mes recherches ici et là sur le Web, je suis tombé sur l’aquaponie », explique-t-il.

Il a ainsi commencé par un petit système aquaponique de 100 poissons et de 4 lits de culture, dans le garage de ses grands-parents, avec l’argent de concours de présentations comme mise de fonds initiale, des pièces trouvées en quincaillerie et un plan conceptuel tiré d’articles de journaux, notamment un rédigé par Nick Savidov.

« Le système était très rudimentaire, mais c’était suffisant pour démontrer que des plants pouvaient pousser à partir d’excréments de poissons », raconte-t-il.

Fort des conseils fréquents de Nick, il a fondé son entreprise et est passé à une production commerciale. L’aventure n’a toutefois pas été de tout repos.

« Nous avons vécu quatre épisodes de mortalité massive : 2000 poissons y sont passés chaque fois. Nous avons aussi été confrontés à un problème de jaunissement généralisé des plants, sans pouvoir l’expliquer. Nous avons commis tellement d’erreurs, mais nous avons su garder la tête hors de l’eau », explique-t-il.

Un entrepôt avec des rangées pleines de bacs à plantes.
Croissance de légumes à feuilles dans l’installation aquaponique de Deepwater Farms​. Mention de source : Deepwater Farms

Aujourd’hui, Deepwater Farms est une installation de plus de 900 m², située dans un parc industriel de Calgary, qui emploie 10 personnes à temps plein et produit 250 poissons et 500 kg de légumes feuilles par semaine pour les restaurants du coin.

« Nous prévoyons décupler notre entreprise d’ici trois ans. Puis, nous établirons des fermes partout dans le monde avec l’aide des bons partenaires », annonce-t-il.

Un écosystème complexe comme fondation

Selon Nick Savidov, la croyance populaire veut que l’aquaponie se résume à combiner l’aquaculture, pour l’élevage de poissons, à l’hydroponie, pour la culture de légumes. Ce mythe était en fait la source de son scepticisme initial. En réalité, les monocultures – comme l’hydroponie et l’aquaculture – reposent sur un principe totalement distinct de l’aquaponie qui utilise une approche écosystémique.

« En hydroponie, les plants se nourrissent d’engrais chimiques. En aquaculture, les poissons se nourrissent d’aliments artificiels. Dans un cas comme dans l’autre, on utilise de puissants outils pour tuer les bactéries », explique-t-il.

Ce qui distingue surtout l’aquaponie, c’est la culture des bactéries au même titre que les plants et les poissons. Les bactéries et les microorganismes créent le lien entre l’animal et le végétal sans lequel il n’y aurait pas d’écosystème.

« Les bactéries et autres microorganismes jouent une panoplie de rôles en aquaponie : ils contribuent notamment à l’absorption des nutriments par les plantes, à l’élimination de l’ammoniac et d’autres toxines dans l’eau, à la digestion des poissons ainsi qu’à la protection des plants et des poissons contre les maladies et les parasites. Il faut des mois, voire des années, pour qu’un tel système arrive à maturité, à un point où le microbiote est parfaitement équilibré », mentionne-t-il.

Une fois l’équilibre atteint, « les plants se mettent tout d’un coup à croître beaucoup plus vite. [C’est] un signe de la présence des bonnes bactéries, que celles-ci interagissent avec les racines et aident les plants à utiliser les nutriments dissous bien plus efficacement. Un changement qualitatif et quantitatif drastique se produit alors dans le système. »

Et selon Nick Savidov : « Il n’y a rien de plus formidable. »

La recherche : moteur d’innovation du système de production alimentaire

En 2015, le Collège de Lethbridge a recruté Nick Savidov pour diriger un projet de recherche quinquennal au Centre d’excellence en aquaculture, un établissement financé par la FCI. Il y est maintenant chercheur scientifique principal en aquaponie.

Ses travaux porteront notamment sur la hausse de l’efficacité des systèmes aquaponiques pour rivaliser sur le plan financier avec les méthodes traditionnelles de production alimentaire.

Selon Nick Savidov, « ce genre de systèmes – aquaponiques ou autres – qui sont intégrés et axés sur la réutilisation des nutriments et de l’eau remplaceront progressivement les monocultures, car ils produisent plus efficacement de la nourriture. »