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Vivre au bord du gouffre

Un projet de recherche participatif mené à l’Université Simon-Fraser étudie les fondements psychologiques qui sous-tendent notre perception de la pauvreté
Établissement(s)
Simon Fraser University
Province(s)
Colombie-Britannique
Sujet(s)
Sciences sociales
Organisation sociale
Image d’une personne assise recroquevillée à côté d'un sac à dos.

La hausse vertigineuse du coût de la vie et la pénurie de logements abordables font craindre la montée de la pauvreté au pays et dans le monde. Environ 2,4 millions de personnes au Canada vivent sous le seuil de la pauvreté parmi lesquelles figurent en grande partie des personnes handicapées, des enfants, des Autochtones et de nouveaux arrivants. Depuis 2019, le nombre de visites enregistrées dans les banques alimentaires du pays a augmenté en moyenne de plus de 20 pour cent, certains organismes ayant même récemment observé une hausse de plus de 50 pour cent.

Or, nous pouvons nous demander quelle est l’incidence réelle de la pauvreté sur le quotidien. « Malgré sa prévalence, souligne Stephen Wright, professeur de psychologie sociale à l’Université Simon-Fraser, à Burnaby, en Colombie-Britannique, la pauvreté demeure un phénomène largement méconnu » et d’autant plus stigmatisé que beaucoup l’associent à l’itinérance et à la prise de drogues, ou estiment que les personnes vivant dans la pauvreté sont en grande partie responsables de leur sort. Toutefois, la réalité a des racines autrement plus vastes et complexes.

Au cœur de la recherche participative menée au laboratoire de justice sociale et de relations intergroupes de l’Université Simon-Fraser, que le chercheur dirige, on tente de comprendre les fondements psychologiques de nos perceptions vis-à-vis de la pauvreté. Financé en partie par la Fondation canadienne pour l’innovation, le laboratoire organise depuis 2016 des simulations de la pauvreté qui visent à faire vivre concrètement aux participantes et participants le quotidien de personnes ayant peu de moyens. L’objectif, à terme, consiste à réduire la stigmatisation entourant la pauvreté.

Interrompues depuis le début de la pandémie de COVID-19, les simulations devraient reprendre au début de 2023, une relance opportune compte tenu de la conjoncture économique actuelle.

Un mois à gratter les fonds de tiroirs

Deux mains tiennent trois cartes présentant des images d’appareils électroménagers.

Ces simulations, appelées « Joindre les deux bouts », se voulaient initialement un exercice scolaire réalisé dans le cadre d’un cours sur les relations intergroupes. Elles ne sont devenues un véritable projet de recherche que lorsque le chercheur a constaté un biais commun dans la perception de la pauvreté chez ses élèves. « Ce qui m’a frappé dans ce cours, c’est à quel point les stéréotypes concernant les sans-abri et les personnes vivant dans la pauvreté étaient proches, explique-t-il. Je me demandais comment l’éducation publique avait pu éclipser cette question, à savoir la manière dont nous devrions considérer les personnes défavorisées sur le plan économique. C’est très inquiétant. »

Des billets et des cartes factices sont disposés sur une table.

Inspiré d’une simulation de la pauvreté mise au point par le « Réseau d'action communautaire du Missouri », le projet « Joindre les deux bouts » consiste en une activité pédagogique de trois heures au cours de laquelle des participantes et des participants jouent le rôle d’un individu ou d’un membre d’une famille à faible revenu qui se bat pour gérer ses activités quotidiennes pendant un mois.

Quelque 25 élèves volontaires jouent, en parallèle, le rôle de prestataires de divers services donnés, notamment dans une banque, une épicerie, une garderie, une clinique médicale, des bureaux d’emploi ou de services sociaux. Chaque participante et participant doit gérer un lot de difficultés particulières, qu’il s’agisse de la monoparentalité, d’une limitation physique ou mentale ou de la perte d’un emploi.

Au terme de la simulation, les participantes et les participants doivent répondre à un questionnaire sur leur expérience et en discuter avec les autres membres du groupe dans le cadre d’une séance de débreffage.

« Nous constatons que cette activité est remarquablement efficace, explique monsieur Wright. Les personnes qui y participent montrent une grande inquiétude et prennent leur rôle très à cœur. Elles éprouvent de la colère, de la frustration et de la tristesse. Certaines abandonnent. Nous ne cherchons pas à leur faire croire qu’il s’agit d’une expérience réelle, mais nous leur offrons un aperçu de la difficulté que pose la gestion de notre quotidien avec des moyens financiers insuffisants, et de ce que cela peut représenter d’avoir à demander de l’aide. »

Jusqu’à présent, quelque 800 personnes ont participé aux simulations, dont des élèves et du personnel de l’Université Simon-Fraser, ainsi que des enseignantes et enseignants du primaire et du secondaire de Burnaby, en Colombie-Britannique. Nous projetons également de proposer cette activité à divers organismes communautaires.

Passer de l’empathie à l’action pour lutter contre la pauvreté au Canada

Une grande salle de conférence où des chaises sont disposées en petits cercles.

Les travaux de recherche de monsieur Wright révèlent que les simulations exercent, chez les personnes qui y participent, une influence positive à l’égard des personnes défavorisées sur le plan économique. Cela représente un pas important vers la réduction de la stigmatisation et de la discrimination entourant la pauvreté.

« Nous recueillons des données très intéressantes sur l’évolution des participantes et participants qui délaissent souvent leurs idées initiales pour faire montre d’une plus grande empathie et considérer la pauvreté sous un angle différent, explique-t-il. Nous pouvons démontrer que cette démarche les amène à soutenir davantage les politiques en matière de logement et les idées vis-à-vis d’une meilleure répartition de la richesse, par exemple. » Certaines personnes ayant pris part aux simulations ont même eu envie de participer à des projets communautaires ou de mener des actions politiques visant à soutenir les personnes vivant dans la pauvreté.

Maitland Waddell, doctorant en psychologie sociale à l’Université Simon-Fraser, a participé au projet de simulation sur la pauvreté dans le cadre du cours sur les relations intergroupes donné par monsieur Wright. Cette expérience l’a incité à s’impliquer dans le laboratoire de justice sociale et de relations intergroupes auquel il continue de collaborer à titre d’animateur de l’activité « Joindre les deux bouts ».

Le doctorant aimerait parfaire la simulation en s’appuyant sur l’expérience de personnes ayant connu la pauvreté. « Au départ, notre intention était de présenter une image plus nuancée et plus diversifiée de la pauvreté, précise-t-il. Or, avec la hausse du prix de l’essence et du panier d’épicerie, le moment me semble propice pour entamer une conversation sur les causes systémiques de la pauvreté, c’est-à-dire des facteurs que nous ne contrôlons pas et qui mènent néanmoins à la pauvreté. Ce projet de recherche pourrait servir de point de départ à ces discussions. »

En élargissant la recherche à l’ensemble de la collectivité, nous espérons que le projet « Joindre les deux bouts » ouvrira la voie à de profonds changements sociaux au profit de certaines des personnes les plus vulnérables de notre pays.